Les plis de la tunique
Réintroduction
Quatre ans se sont écoulés - comme entre deux Coupe du monde - depuis la parution de mon ultime bavouille. Il en a coulé de l'eau sous le petit pont de bois. Ni hibernation, ni gestation, mais des cogitations (ergo run) et des tergiversations qui ont mis sur pause la pose de mots céans. Il s'en est passé de belles, d'autres moins (vertigineux euphémisme) ; mais parmi les roses ou sombres ronces de la vie, celles qui m'auraient inspiré à écrire se gardent sous le boisseau : chuchotements de coulisse, discussions de vestiaire, confessions amicales. Pardonnez ma pudibonderie.
Je referme la parenthèse sur ce long silence et en ouvre une nouvelle suite à l'avènement de l'aventure A l'épreuve du jeu, avec KadMony et OxydoReduction comme compagnons de route et de joute verbale. Il s'agit d'une baladodisruption (génial néologisme engendré par Kad) où nous conversons à bâtons ininterrompus sur une œuvre vidéoludique que l'on a (re)parcourue pour l'occasion ; autrement dit, un trilogue sur ce qu'on a éprouvé en éprouvant le jeu. L'expérience est riche, sans triche et en friche. A l'instar des écrivains publics de Wallonie picarde, j'ai décidé de joindre l'écrit à la parole en partageant ici mes notes préparatoires et post-oratoires.
Pour l'épisode pilote (de cette saison pilote), notre dévolu a penché sur Tunic d'Andrew Shouldice. Le jeu, présenté comme un hydride entre Zelda et Souls, fit l'unanimité auprès de la presse plus ou moins influencée. Tout juste sorti (déçu) du remake de Link's Awakening mais n'ayant joué à aucun Souls, c'est donc avec une candeur enfantine (de quarantenaire) et une certaine appréhension de la difficulté que je revêtais Tunic, avec Death's Door en trompe-l'œil. Comme chez La Fontaine, le renard est le faux ami du corbeau et je l'appris à mes dépens : je cherchais de l'onirisme et j'ai pris de l'aspirine !
Subversif sans être disruptif, plutôt bonimenteur que mensonger, entre vraisemblance et faux-semblants, voyons en quoi Tunic n'est pas vraiment ce jeu d'action-aventure qu'il prétend être, scrutons ensemble les aspérités qui font qu'il est unique.
Un renard facile à apprivoiser
La prise en manette du goupil est aisée et rusée. En effet, l'apprentissage des mouvements et des techniques est progressif et non linéaire, voire asynchrone (a contrario, il est amusant de noter que le renard balance sa queue en cadence avec la musique). Dès le départ, l'ensemble des mécaniques sont disponibles mais dissimulées. Les éléments de gameplay sont distillés de façon graduelle et aléatoire au gré de l'exploration, tantôt découverts par le joueur seul, tantôt révélés via les pages de l'« infâmeux » manuel (on y reviendra).
Déjà la dualité entre expliqué et crypté apparaît. A certains endroits ou à certains moments, on se retrouvera en avance ou en retard de phase, selon que l'on ait assimilé explicitement ou implicitement telle ou telle mécanique de jeu. Il est d'ailleurs possible de finir le jeu - du moins de vaincre l'Hoir - de façon purement intuitive et déductive (autrement dit sans avoir recours au manuel), comme l'a prouvé Kad en suivant son nindô : aussi minimal et véloce que brutal et féroce !
Entre les galipettes cendrées, les fourberies de grapins et la gestion avec brio du trio vita-mana-stamina, les emprunts aux Zouls (Zelda + Souls) sont parfaitement incorporés dans la mayonnaise du jeu. Ceci étant, la recette n'est pas suivie au pied de la lettre. Kad remarqua une variation dans la gestion de l'aggro : dans les Souls, on se faufile entre les ennemis et s'ils nous repèrent, on les sème assez facilement en s'éloignant ; dans Tunic, ce paradigme change avec une rémanence accrue de l'aggro : une fois détecté, les ennemis sont pugnaces et vous marquent à la tunique d'un écran à l'autre.
La difficulté du jeu est tout à fait abordable sous réserve de ne pas omettre de monter ses niveaux et de ne pas lésiner sur les potions. Même pour un béotien comme moi, il n'a pas été nécessaire d'activer les options d'accessibilité, radicales d'ailleurs avec vie et/ou endurance infinies. La plupart des combats sont corsés sans être horripilants. Parmi les déceptions, on pointera le faible nombre de boss et leur manque d'originalité : seule la Matriarche des Charognards, particulièrement inspirée, tire son épingle du jeu ; l'Hoir de loin aussi.
Parmi les séquences mémorables, dans le bon et mauvais sens de l'épithète, la mécanique du miasme dans la zone de la Carrière, qui rapetisse le contenant de la barre de vie (sauf à jouer la carte du masque à gaz), est intéressante de prime abord, mais s'avère agaçante à la longue, car elle induit un lancinant ralentissement du jeu. Soulignons aussi le chouette enchaînement d'affrontements éclectiques dans les tréfonds de la Cathédrale. Cette épreuve rituelle constitue un véritable défi d'un point de vue de l'exécution et marque un tournant dans le déroulé du jeu avec, comme récompense, l'obtention de la Couronne de Lauriers (qui permet à la fois de dasher et de se téléporter sur de courtes distances).
Un gameplay de jeu d'action-aventure somme toute classique, me direz-vous ? Avec des œillères, on peut l'envisager de la sorte, mais ce serait s'arrêter aux premières impressions, ou à la première boucle de jeu qui se termine par la mort de l'Héritier qui nous refile alors le bébé avec l'eau du bain (ou la pierre d'âme de Diablo si vous préférez). A la première passe, on ne fait qu'effleurer l'autre face de Tunic, à savoir sa partie énigmatique. Hors cet aspect est loin d'être secondaire, bien au contraire, il s'agit du cœur-même du jeu. Une analogie de circonstance serait de dire que si le volet action-aventure s'apparente à une tunique, le corps qui la porte est sa dimension de puzzle game ascendant escape game.
Entre bad ending et true ending (là aussi, on y reviendra), le rapport de force entre action et réflexion s'inverse totalement, les combats faisant place nette aux énigmes : le jeu se métamorphose. Avec malice, Shouldice détourne l'invitation initiale faite au joueur : après l'avoir appâté avec du Zouls, il l'enferme dans une nasse à secrets.
Une île low poly pocket
Le piège tendu par le level design est tout aussi redoutable que celui du gameplay. Echoué sur la plage d'une île mystérieuse, affublé d'une simple tunique et sans la moindre arme, un jeune aventurier se réveille : on croirait l'incipit de Link's Awakening ! Indéniablement, l'empreinte zeldaesque est présente, mais avec quelques variations notables.
En premier lieu, la perspective isométrique propose un angle de vision, et complémentairement des angles morts, propices aux cachotteries. L'île regorge de coffres dissimulés et de passages secrets en ses moindres recoins. La topographie dispose ingénieusement des carrefours et des raccourcis qui joignent les différentes régions, sans que le joueur ne les remarque à première vue. Ces éléments soigneusement agencés rendent l'exploration très agréable et on ne boude pas son plaisir à effeuiller le monde.
Qui plus est, les zones sont clairement différenciées : chacune a son atmosphère propre, sa faune et sa flore particulières, ses mécaniques de parcours spécifiques. Si on ajoute à cela la carte de l'île, la lisibilité et le repérage sont limpides. Mention spéciale à l'Atoll aux ruines labyrinthiques avec les tours aux quatre coins et en son centre le téléporteur vers la Grande Bibliothèque dans le ciel (qui n'est pas sans rappeler le royaume de Zeal dans Chrono Trigger), et qui abrite aussi le Domaine des Batraciens où l'on dénichera le grapin.
L'île que nous arpentons dans Tunic n'est pas Cocolint. Comme Oxydo l'a judicieusement fait remarquer, « la 3D-iso, c'est l'anti-Zelda ; les Zelda à l'ancienne, c'est la vue de dessus, c'est l'omnivision ». Prenons le cas de Link's Awakening : presque rien n'est dissimulé aux yeux du joueur, même les murs à bombiner pour accéder à des salles secrètes laissent apparaître des fissures. Et Oxydo d'ajouter : « l'isométrie, c'est clos par essence ». Effectivement, dans Tunic, il n'y pas de hors-champ, aucune ligne de fuite. Contrairement à Link qui a une histoire avant de s'échouer et la poursuivra après le réveil du Poisson-Rêve, on ne saura rien du passé et du futur du renard anonyme. Dans Zelda, il y a un monde autour de Cocolint ; l'île de Tunic est LE monde dans lequel on tourne en rond, en boucle, sans possibilité de s'échapper (sauf à compléter le livret en in-té-gra-li-té).
Cette impression de claustrophobie est renforcée par la géométrie polygonale omniprésente et les animations semblables à des mécaniques d'automates. Au fil du jeu - surtout lors de la seconde passe -, j'eus de plus en plus la sensation d'évoluer dans un monde miniaturisé, dans une maquette animée, et d'avoir affaire à des scènes plutôt que des paysages. En résulte un effet diorama qui brise l'imaginaire et révèle l'architecture structurelle et fonctionnelle de l'île : celle d'un monde casse-tête dans lequel il est davantage question de réfléchir que de rêver.
L'ambiance douce et bucolique, avec la lumière tamisée de fin de journée, les thèmes musicaux zen et les graphismes low poly, tente d'instaurer un brin d'onirisme dans cet univers puzzlesque. Mais la pilule aura du mal à passer pour un joueur désireux d'immersion. Tel fut mon cas et la frustration fut grande. Mes deux camarades quant à eux flairèrent l'entourloupe et ne tombèrent pas dans le même écueil : Oxydo se mit d'emblée en quête de résoudre des énigmes et envisagea donc les choses avec un côté plus distancié, plus intellectuel ; quant à Kad, la première sapinette à trois polygones le conforta sur la voie du bourrinage, sautant les pages du manuel et évitant ainsi les maux de crâne.
Une narration par la page
L'idée de remettre au goût du jour le livret est diabolique. Celui de Tunic a tous les atours d'un vieux manuel des années 80-90 pour faire vibrer la fibre nostalgique. Le texte en langue inconnue évoque les jeux importés à l'époque. Le fait qu'il soit annoté et griffonné suggère qu'il s'agit d'un livret de seconde main. On hérite donc des notes d'un ancien joueur, ce qui fait écho au jeu en lui-même avec cette transmission cyclique entre l'Hoir et le joueur.
Surtout, le manuel est incomplet. Au fil de son parcours, le joueur va ramasser, deux par deux et dans le désordre, des feuilles du livret. Ce travail de reconstitution pas à pas permet d'en savoir plus sur le jeu - son histoire, son lore, ses mécaniques, etc. - et ainsi glaner des informations pour progresser. Le livret est moteur à double titre car la quête des pages nous met en mouvement et nous motive. L'idée est brillante, maline... mais aussi maligne quand on envisage Tunic comme un jeu d'exploration immersif.
Car, à chaque feuillet collecté, le jeu réouvre le livret, plaquant la double page obtenue devant les yeux du joueur. Or, jadis, c'est à notre guise que nous allions consulter le livret pour chercher un indice si on se trouvait coincé, ou bien par pur plaisir de relire l'histoire une nième fois tout en se délectant des illustrations. Dans Tunic, il y a une inversion de cette relation au livret : ce n'est pas le joueur qui va à la page, mais c'est la page qui vient au joueur.
Il en ressort que, citons Oxydo, « l'usage du manuel nous crie sans cesse qu'on est dans le jeu et ça casse sa volonté, son propre désir d'immersion ». En effet, cette omniprésence de la méta par le bris constant du quatrième mur sous forme de métalepse ascendante - du diégétique vers l'extradiégétique - ramène sempiternellement le joueur à sa condition et à sa conscience de personne jouant à un jeu. La pagination annule l'imagination.
Cela étant, comme vu précédemment, Tunic est principalement un jeu d'énigmes. Dès lors qu'on envisage le jeu sous l'angle puzzle, le livret réhabilité est un outil tout à fait ingénieux... à tel point qu'il en devient machiavélique. Car oui, la première fois qu'on fait le jeu, le manuel est un ami de bons conseils et invite le joueur à batifoler de feuille en feuille au gré de son envie. Sitôt arrivé à la (« mauvaise ») fin, on apprend qu'il nous manque un certain nombre de pages ; le jeu nous intime de compléter entièrement le manuel pour avoir la « bonne » fin. Pour la deuxième tournée, le joueur se trouve alors livré à l'ivraie du livret : débusquer 56 pages au total, l'erreur de dosage fatale !
Du décryptage jusqu'à l'hallali
Tunic est une ode aux secrets.
A ce stade de la critique, rappelons-nous qu'Oxydo arpenta le jeu coiffé de son traveller d'archéologue-philologue « champollionesque ». Féru de Heaven's Vault et autres Baba Is You, il prit donc le jeu par le bon bout, et il se défit et satisfit avec délice de la résolution de l'énigme de la gigantesque porte au sommet de la Montagne Enneigée : l'embellie !
Je voudrais sincèrement pouvoir en dire autant et louer le jeu pour l'hommage rendu à cette époque révolue, d'avant Internet, où les jeux vidéo gardaient souvent une part de mystère (et de galère aussi), et où les joueurs en culotte courte attendaient la discussion avec les copains à la récré ou la soluce dans le hors-série spécial de Player One pour se sortir de l'ornière. Mais que nenni.
Tout commençait pourtant si bien. Et de saluer les merveilleuses trouvailles d'Andrew Shouldice : le D-Pad mué en Sainte-Croix et la mécanique de points à relier en repérant les motifs géométriques sur l'île et dans le livret. Tout est sous nos yeux dès le départ, mais on ne remarque rien. Subtilement et subrepticement, le jeu va nous apprendre à voir, à regarder, à lire, autrement, différemment, à décrypter son univers, à déchiffrer son livret : les pales du moulin, les reflets pariétaux, la page 9 et la sauvegarde... Du pur génie.
Là où le bât blesse pour un pauvre hère comme moi, c'est qu'il y en a trop, beaucoup trop, et au bout du compte, on en a gros. Le fameux Itinéraire Doré consiste en un Konami code de 100 inputs ! Certes on est heureux de récupérer la couverture du livret et la première page dédicacée par Andrew et son orchestre, et ainsi obtenir le manuel complet et la « bonne » fin, mais quelle suée ! Et quand y en a plus, ben y en a encore avec la quête de 12 Objets Dorés dont la célèbre Belette Royale et surtout la fleur des Cascades du Printemps qui nécessite à elle seule de libérer 20 Fées ! Et tout ceci pour que tchi !
Portons l'estocade en abordant le déchiffrage de la langue du jeu : le « Tunicois ». Que ce soit dans les pages du livret ou sur les pancartes de l'île (et j'en passe), le jeu est clafi de glyphes. C'eut pu être passionnant de se lancer dans un exercice de traduction, encore eut-il fallu que la traductibilité fût accessible au commun des mortels...
Car la langue du jeu est hermétique, sa voix impénétrable pour un joueur solitaire. C'est au prix d'un effort communautaire tout à fait admirable que le secret fut percé. Le Tunicois est construit sur la base de phonèmes anglophones (donc imbitable si on fait le jeu en français), composés de deux symboles imbriqués - le contour étant une voyelle, l'intérieur étant une consonne - et soulignés ou non d'un point pour indiquer l'ordre (AB ou BA).
Bref, il s'agit d'un alphabet cryptique mais absolument pas ludique, ce qui rend l'expérience de traduction déplaisante voire horripilante. Et Kad de relever que cela s'apparente plutôt à du pur déchiffrage - « du texte à trous » - qu'à un travail de traduction s'appuyant sur une logique linguistique. Et Oxydo de se remémorer ses cours sur Wittgenstein : « il n'y a pas de jeu de langage entre deux langues, pas de stimulation intellectuelle, mais une dissonance intellectuelle, une frustration. »
Enfin, rappelez-vous qu'il y a 56 pages à déchiffrer. Même en possession de la pierre de Rosette, il faut compter une paire de jours pour venir à bout du livret. Et si on esquisse un léger sourire en découvrant l'inscription Secret Legend (appellation d'origine du jeu) sur la première de couverture, on déchante quand on découvre que les bulles de dialogue avec les renards-fantômes contiennent des phrases tout à fait banales ou mystérieuses mais sans réel intérêt pour le dénouement de l'intrigue... Immense déception.
La qualité y est, ce n'est pas la peine d'en rajouter. Andrew a peut-être voulu trop bien faire et en a bien trop fait. Je pense vraiment que le jeu y aurait gagné s'il avait été épuré, élagué, abrégé, allégé, aéré. Cet excès, cet abcès, cette boursouflure, que dis-je, cette purulence de secrets aboutit à l'inverse de l'effet escompté : au lieu de prendre le jeu à cœur, on en est écœuré. La gabegie jusqu'à la lie.
Tunic, une overdose de secrets.
La complétion pour ambition
Tout ça pour ça ! Tout ça pour quoi ?
Le but d'un puzzle est basiquement d'en assembler minutieusement toutes les pièces pour le terminer, et ainsi avoir une belle image grand format à contempler en prenant du recul. Aussi, au-delà de la reconstitution du livret au grand complet, j'ai cherché si Tunic véhiculait quelque chose sur le mode de pensée de son créateur Andrew Shouldice.
Il est question d'héritage, de transmission, de boucle infinie, de cycle éternel (c'est l'histoire de la vie !). Qui transmet quoi à qui ? Un joueur transmet un livret avec ses notules à un autre joueur, et ainsi de suite. Le joueur devient l'Hoir et le renard suivant enfile à son tour la tunique et croisera dans le monde des morts, des spectres du passé, les âmes errantes des héros trépassés.
Mais cet autre joueur, ne serait-il pas le joueur lui-même, le même joueur mais dans le passé, son moi d'antan ? Un jeu vidéo, à chaque nouvelle partie, n'est-il pas l'occasion d'un dialogue intérieur avec nos expériences antérieures ? Réminiscence nostalgique du retrogamer, mémoire musculaire du speedrunner, cet échange interne, conscient ou non, prend diverses formes.
Quelle forme cela prend-il pour Shouldice dans Tunic ? Selon moi, voici sa thèse : hors du 100%, point de salut. Le jeu est très explicite à ce sujet : tant qu'on n'a pas récupéré toutes les pages du manuel, on reste coincé dans le jeu, on est hanté par le jeu, c'est la bad ending ; la délivrance vient avec la complétion totale, l'achèvement, c'est la good ending. Et Kad de souligner que les notions de « bonne » et « mauvaise » fins sont des marqueurs des années 90, aujourd'hui désuètes.
Faut-il finir un jeu à 100% pour atteindre le nirvana ? Je ne pense pas, je suis même fasciné par l'esthétique de l'inachevé qui laisse la porte ouverte à la respiration, à l'imagination, à l'évocation. Quel dommage d'avoir une vision aussi réductrice en cantonnant le puzzle à sa stricte complétion, sans élargir la focale pour y voir autre chose que le côté satisfaisant du parfait assemblage.
Par exemple, minot, je n'ai jamais réussi à finir Alex Kidd in Miracle World, et quand j'y suis parvenu quinze ans plus tard, je n'ai pas eu d'épiphanie, j'ai même été plutôt déçu : en terminant le jeu, c'est un peu comme si mon histoire avec le jeu se terminait. Et que dire de Xenogears, œuvre inachevée et incomplète par excellence ? Je ne cours pas après un remake ou un nouvel épisode ; je m'en méfie même.
Pour revenir à Tunic, je trouve in fine la bad ending bien plus forte émotionnellement que la good ending. Certes le puzzle du livret reste incomplet, mais un puzzle auquel il manque quelques pièces est unique et constitue littéralement une œuvre ouverte. Tendre vers la complétion plutôt que l'atteindre, tel Achille courant pour rattraper la tortue de Zénon.
La tunique ne fait pas le Link mais le lien
On aurait pu commencer à détricoter le jeu par là, mais on l'a gardée en main pour le dernier pli : la tunique. On la porte dès le début du jeu, on se la passe d'un joueur à l'autre. Ce qui est mis en avant, c'est le vêtement, pas le personnage qui le revêt. C'est à la base l'accoutrement de Link, mais c'est un trompe-l'œil, un leurre, un faux sentier. On pourrait croire qu'on joue Link déguisé en renard, mais si on joue comme dans un Zelda, on se trouve très vite bloqué, ne sachant plus quoi faire, ni où aller.
Le renard, sous ses aspects mignonnets, est un vaisseau de faux-semblants. C'est un antagoniste en germe car futur Hoir (que toute oie oit le soir au fond des bois). Mutique comme Link, son degré d'apersonnalisation va au-delà du jeune Hylien, car il n'a même pas de background : un véritable renard de surface.
Le vocable du jeu renforce le caractère anonyme du personnage : on se recueille devant la Sépulture de l'Avatar, on utilise à des Effigies pour duper les ennemis. Oxydo établit le parallèle avec Hollow Knight, littéralement le chevalier creux, le protagoniste n'est qu'un réceptacle. Le renard, c'est nous, le joueur, point barre. Ainsi, c'est le joueur qui enfile la tunique pour partir à la pêche aux secrets.
Shouldice stays or Shouldice goes?
« Dans vingt ans, qu'en restera-t-il ? » telle fut la question formulée par Oxydo en guise de conclusion.
La réponse de Kad le clairvoyant fut lapidaire : « Il n'en restera pas grand chose, une petite croustade ».
Si le jeu aura marqué la sphère « indée » et percé même au-delà en 2022, probablement que seul un vague souvenir en subsistera dans deux décennies. Car m'est d'avis que pas mal de joueurs seront passés à côté de la véritable nature du jeu en ne se décarcassant pas pour examiner la tunique sous toutes ses coutures. Qui plus est, ce n'est pas un jeu à suite, sa complétude impliquant que l'on reste sur sa fin.
Interrogeons-nous alors sur la prochaine création de Shouldice. Que va-t-il nous concocter ? Changera-t-il de registre, de ton, de style, de paradigmes ? Gageons qu'il s'agira, dans la même veine, d'un jeu à secrets et à regrets ; souhaitons qu'il fasse preuve de davantage d'épure et d'ouverture ; mais ne nous avançons pas plus. Ce cher Andrew saura pour sûr s'y prendre pour nous surprendre. Puissions-nous nous en esbaudir !
Liens :
- Site web du jeu : https://tunicgame.com/
- VOD de la baladodisruption : A l'épreuve de Tunic
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