Translucide

Trou bleu de Dean © Elisa & Max

« Et une nouvelle poésie se fit entendre dans leur muette étreinte. »
Extrait de Angleterre, Une fable (Leopoldo Brizuela, 1999)

Insularité et anglicité riment et s’arriment avec poésie. Angleterre, Une fable du regretté écrivain argentin Leopoldo Brizuela est un de mes livres préférés. Y est contée l’épopée picaresque d’une troupe de théâtre britannique dont la quête ultime est d’atteindre l’île du Waichai où, selon la légende, Shakespeare s’en fut chercher le nom de son destin. Il en émane une poésie enivrante, ancrée dans un passé fantasmagorique. Et, récemment, la lecture de L’île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle a ravivé ce même sentiment d’ivresse, mais sous une autre forme, à l’aune de la contemporanéité des morceaux choisis. 

L’île rebelle, florilège de poèmes en langue anglaise et traduits en français par Martine De Clercq et Jacques Darras, a été mon repaire ce dernier semestre. De ma table de chevet au commun des trajets, de l'âtre hiémal au hamac estival, des sentiers de la Vanoise aux plages sétoises, ce livre fut mon compagnon de route et d’évasion. Selon mon appétit, je picorais un texte par-ci par-là ou j’en dévorais plusieurs d’affilée. L’ensemble est bigarré : styles et thèmes alternent entre invocation mythologique, bucolisme urbain, bestialité sociale et humour rosse, si bien que l’expérience de lecture s’apparente à une gigue avec une ribambelle de poètes pour partenaires de danse. 

Premières de couverture de Angleterre, Une fable et L’île rebelle.

Bien incapable d’oser une analyse littéraire, j’esquive le fond pour esquisser la forme. Le parti pris par les confectionneurs a été de classer les poèmes, d’abord par pays - Angleterre, Ecosse et Pays de Galles (l’Irlande ayant fait l’objet d’un ouvrage à part) - puis par auteur (52 en tout, dont 18 femmes), groupés en lots de 1 à 4 pièces. Chaque lot a pour préambule une présentation en une page de l’écrivain et de sa relation à la poésie. S’ensuivent les poèmes, la version originale sur la page de gauche, la traduction française sur celle de droite. Décrite de la sorte, la structure semble des plus prosaïques, pourtant elle est éminemment poétique. 

L’énoncé des pays invite au voyage et sollicite un imaginaire des lieux, puis l’introduction des poètes pose l’approche et les accroches : le lecteur béotien est ainsi préparé mentalement avant de « goûter » à un poème et peut mieux apprécier ses subtilités. Et la disposition en vis-à-vis des textes anglais et français, littéralement en écho l’un de l’autre, est d’une simplicité absolue qui confine à l’élégance. Cette dualité est d’ailleurs soulignée tout aussi élégamment par les illustrations de première et quatrième de couverture (avec un rappel sur la tranche du livre).

As Times Goes By (blue) & (red) par Howard Hodgkin, 2009.

Face aux textes en miroir, je me suis esbaudi, espanté devant l’esthétique de la traduction proposée par le duo d’interprètes. Dans une émission sur France Culture, Myriem Bouzaher qui a notamment traduit plusieurs ouvrages d’Umberto Eco, disait à propos de cet art : « Traduire, c’est ouvrir les mêmes mondes que ceux que l’auteur a ouverts avec des mots différents. » « Du mot à mot au monde à monde » complète-t-elle dans la postface de Dire presque la même chose du célèbre Professore

A travers L’île rebelle, Martine De Clercq et Jacques Darras nous ouvrent des mondes avec une authentique fidélité et une remarquable lucidité par rapport au matériau de base. Qu’il est alors savoureux de voir comment les locutions et les tournures ont été transposées, translatées dans notre langue, sans pour autant dénaturer le texte originel, comme s'il lui avait été appliqué un filtre translucide aux reflets réversibles. 

Aphasia par Gwyneth Lewis, 1959.

Poétique par les textes en eux-mêmes, poétique aussi par leur élégant agencement, poétique encore par leur traduction translucide, L’île rebelle est ainsi une œuvre poétique au cube. Comme un mathématicien témoigne de la beauté d’un théorème, les falotiers du verbe anglais témoignent de la beauté des poèmes. 

Il me tarde désormais de poursuivre la balade en Irlande en me procurant le tome précédent et complémentaire, le chaînon manquant, chez Le Castor Astral, une maison d’édition dont le nom-même évoque et convoque la poésie !


Lectures et écoutes : 
  • L’île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle. Edition bilingue. Choix de Martine De Clercq - Préface de Jacques Darras. Traduction de Martine De Clercq et Jacques Darras. Collection Poésie aux Éditions Gallimard, 2022. 
  • Poésie irlandaise contemporaine, Anthologie. Edition bilingue. Martine Chardoux, Jacques Darras. Éditions Le Castor Astral, 2013.
  • Dire presque la même chose, Expériences de traduction. Umberto Eco. Éditions Grasset & Fasquelle, 2006.
  • Angleterre, Une fable. Leopoldo Brizuela. Éditions Corti, 1999. 
  • Lost in translation. Podcast sur la traduction créé et animé par Clara Joubert, depuis 2022.

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